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blog de Lisha
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8 novembre 2006

La complainte douce amère des paysans de l'Anhui

Les rizières vert-pâle s’étendent à perte de vue,  tachetées de silhouettes minuscules qui bougent constamment,  tandis que le minibus brinquebalant qui effectue la liaison Hefei-Wuwei s’arrête brutalement sur la grande route. Les deux waibing (hôtes étrangers) que les autres voyageurs n’ont cessé de toiser ostensiblement tout au long du trajet, commentant leur physionomie et leur tenue vestimentaire, s’extirpent du véhicule tant bien que mal, enjambant plusieurs bagages dont un téléviseur flambant neuf, venu tout droit de la ville.

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Le village de Huazhuang, situé non loin de la route, n’est en lui-même guère différent des innombrables villages qu’on peut trouver dans l’est ou le sud de la Chine, encore largement dominés par la culture rizicole. Un peu plus pauvre, à coup sûr, que les villages de la riche province méridionale du Guangdong, qui s’en sortent grâce à plusieurs récoltes, mais en tout état de cause, pas dans le peloton de queue des campagnes chinoises. Des maisons en construction sont visibles un peu partout, mais si beaucoup d’entre elles mettront plusieurs années avant d’être achevées, leurs propriétaires ne faisant les travaux qu’au fur et à mesure des rentrées d’argent.

Des poules picorent autour des maisons, tandis que les enfants jouent avant de repartir à l’école, et que les vieux s’épanchent, en attendant de repartir dans les champs après la pause de midi. « Les impôts et les frais de scolarité sont trop élevés, les engrais coûtent cher,  le fardeau est trop lourd » explique Mme Zhang, une femme d’une quarantaine d’années. Sans l’aide de son fils, parti en ville, où il gagne 20 yuans par jour, sa famille ne pourrait pas s’en sortir. Depuis la réforme agraire du début des années 80 qui a redistribué la terre aux paysans,  elle a le droit de cultiver six mus de terre qui lui assurent un revenu annuel de 2000 yuans  (150 euros), soit en gros le revenu moyen annuel des paysans chinois. Une peccadille lorsqu’on sait que les taxes et impôts divers qui ont proliféré ces dernières années ces dernières années,  lui prennent déjà 600 à 700 yuans. Malgré les rappels à l’ordre périodique des autorités centrales, l’imagination des cadres locaux n’a guère de limites, d’autant que l’Etat de désinvestit de plus en plus de ce qui se passe dans les campagnes. Rien que pour Huazhang, Mme Zhang énumère les taxes réclamées:   pour construire une maison ou seulement un étage supplémentaire, pour élever des cochons, des moutons ou des poules,  pour participer à la construction d’une route ou d’un pont,  sans parler des sanctions pécuniaires en cas d’infraction à la politique de contrôle des naissances.

Envoyer un enfant à l’école primaire revient entre 130 et 150 yuan par an, une somme que les autorités se sont engagées à baisser, mais sans aucun succès jusqu’à présent. « Pour ne pas avoir d’ennuis, les cadres locaux écrivent tout simplement 70 à 80 yuans sur les reçus qu’ils nous remettent » explique la paysanne résignée, tout en écossant des petits pois, au milieu d’une assistance qui n’a cessé de grossir.

Attirés par la présence des étrangers, une dizaine de paysans et paysannes, se sont assis sur des petits tabourets, après avoir déposé leur houe. La discussion s’anime, nécessitant désormais l’intervention d’une interprète de fortune, une paysanne locale qui a vécu de longues années à Pékin où elle a été femme de ménage, pour traduire le fort accent de l’Anhui en mandarin standard.

Les détails fusent d’un peu partout :  entre l’état qui rachète 600 kg de riz pour 540 yuans et le coût cumulé des insecticides et des engrais nécessaires pour un mu de récolte, sans parler de la grande diversité des taxes.

Mais l’assistance est unanime sur la question de la santé : « si tu n’as pas d’argent, tu es mort » déclare péremptoire un homme d’une soixantaine d’années. Les exemples abondent :  le b.a.-ba c’est une enveloppe rouge au médecin pour qu’il soigne « vraiment ». Pour une hospitalisation simple à l’hôpital du district, il faut compter 2.000 yuans et entre 500 et 1000 yuans dans l’enveloppe pour mettre toutes ses chances de son côté. Pour une intervention chirurgicale, les tarifs atteignent rapidement 10.000 à 20.000 yuans, soit cinq à dix fois le revenu annuel moyen d’un paysan chinois. Sans enveloppe, les médecins n’hésitent pas à pratiquer de « fausses » opérations ou à donner de « faux » médicaments. Une femme cite le cas d’un enfant vivant dans le voisinage, mort des suites d’une forte fièvre, « parce que ses parents ne pouvaient pas payer ».

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La plupart d’entre eux ont la peau burinée par le soleil et paraissent au moins 10 à 15 ans de  que leur âge. Beaucoup d’entre eux sont partiellement édentés et se plaignent de maux divers, douleurs de jambes ou de dos, brûlures d’estomac et autres petits et grands maux qu’ils ne pourront jamais faire soigner. Une femme dont les jambes ont doublé de volume, à force de travailler dans l’eau des rizières – elle est probablement atteinte de bilharziose, une maladie parasitaire qui affecte les vaisseaux sanguins et les principaux organes internes de l’homme -    – aimerait savoir pourquoi elle est toujours aussi fatiguée. L’étrangère de passage pourrait-elle lui donner un « vrai » médicament ?  Son cri est repris en cœur par une autre femme, qui aimerait un médicament pour guérir la tumeur de son mari, qui ne cesse de grossir et que le médecin refuse d’opérer. Une troisième réclame de « vrais » antibiotiques.

Totalement impuissante, je ne peux qu’écouter leurs doléances. Le lendemain, c’est un véritable défilé dans la petite maison en ciment qui donne à l’arrière sur des rizières et des champs de coton s’étendant à perte de vue et dont la construction n’est pas achevée. Seul le rez-de-chaussée est habitable pour l’instant, tandis qu’un cochon défend l’accès aux toilettes, un simple trou creusé dans une cahute édifiée dans la cour. Le confort est spartiate, un kang (grand lit posé sur des briques qu’on peut chauffer en hiver) pour toute la famille, mais une commode rustique et des moustiquaires aux fenêtres attestent d’un certain confort. Les visiteurs s’assoient sur des tabourets bas ou s’accroupissent à même le sol en terre battue, tout naturellement, sans la moindre excuse, pour assouvir leur curiosité et tenter d’obtenir quelques médicaments, avant de repartir, leur houe sur le dos, comme si de rien n’était, en direction des rizières où ils travailleront jusqu’à la tombée de la nuit.

Les témoignages restent sobres, ceux qui les tiennent savent bien qu’il n’y a rien à faire contre le mauvais sort qui les a fait naître à la campagne. Tous les paysans chinois que j’ai pu interviewer au cours de ces années en Chine m’ont interpellée par leur sourde résignation, leur croyance dans une fatalité qui les dépasse. Comme si les années maoïstes n’avaient servi à rien, si ce n’est à renforcer encore un peu plus un credo que les lettrés et les intellectuels et plus généralement les citadins chinois leur ont imposé au fil des siècles :  «  vous n’êtes que des paysans, vous n’avez droit à rien, pas même à notre considération ».

Mao Tsetoung, lui-même fils d’un petit propriétaire foncier, a pendant un temps paru vouloir rompre le cercle, en mobilisant des millions de paysans pour imposer sa révolution à des masses citadines nettement plus réticentes. Sa théorie de l’encerclement des villes à partir des campagnes, avancée alors qu’il était en conflit avec les membres intellectuels de son propre parti comme avec les bolchevik envoyés par Moscou dans les années 30,  constitue à cet égard un véritable trait de génie.

riziere_Anhui__3____elisshaMais la lune de miel avec la paysannerie devait être de courte durée après la fondation du régime communiste en 1949. Après une phase d’euphorie marquée par la collectivisation des terres et le massacre de dizaines de milliers de propriétaires fonciers, les paysans devaient rapidement déchanter et payer leurs désillusions au prix fort : de 30 à  40 millions de morts, selon les estimations les plus courantes des experts étrangers, pendant la grande famine de 1958 à 1960, qui avait immédiatement suivi une période de collectivisation à outrance connue sous l’appellation de « Grand Bond en avant ». 

A Huazhang, le « Grand Bond en avant » reste présent dans les mémoires, comme un repoussoir absolu. « Les gens mouraient comme des mouches, je ne sais pas pourquoi, mais ils sortaient de chez eux à bouts de force pour mourir » raconte une rescapée, aujourd’hui âgée de 72 ans. Elle n’a eu la vie sauve que parce qu’elle avait réussi, in extremis, à quitter le village avec ses enfants, après avoir graissé la patte aux autorités locales pour obtenir un permis de voyage, sans lequel elle n’aurait pas pu rejoindre son mari qui travaillait à l’époque dans une mine de la province voisine du Jiangxi. Pour éviter que les paysans ne viennent mourir dans les grandes villes,  montrant ainsi au reste du monde le pathétique échec du Grand Bond en avant, les autorités de l’époque avaient imposé un complet verrouillage des campagnes. L’opération avait tellement bien fonctionné que les nombreux intellectuels occidentaux qui commençaient à être invités en Chine à l’époque étaient pour la plupart revenus très enthousiastes, totalement ignorants du drame qui se déroulait dans les campagnes, mais également dans une moindre mesure, dans les villes.

Présenté comme le stade suprême du communisme, le « Grand Bond en avant » restera pour les Chinois synonyme d’aberration : contraints de tout abandonner sur l’autel de la collectivisation, y compris leurs ustensiles de cuisine,  de manger dans des cantines et de dormir dans les réfectoires et de construire, avec les moyens du bord, de petits hauts fourneaux  pour répondre à l’appel du « grand Timonier » , les paysans avaient tout simplement déserté les champs, provoquant une disette rapidement aggravée par une succession de catastrophes naturelles. « Toutes les casseroles avaient été récupérées par la commune populaire » se souvient  une autre habitante de Huazhang, qui en revanche ne parvient plus à replacer « le Grand Bond en avant » dans son contexte. « C’est de la faute des diables Japonais et du Kuomintang » répète-t-elle, sans que cette erreur ne suscite le moindre rectificatif de la part de l’assistance. Est-ce d’ailleurs bien nécessaire, alors que la vie des paysans continue à s’égrener  au fil des catastrophes naturelles ou autres qui s’abattent régulièrement sur la Chine ?

                                                                        

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La vie est aujourd’hui meilleure à Huazhang, probablement meilleure qu’elle ne l’a jamais été, mais les paysans restent à la merci des inondations d’un affluent du grand fleuve Yangtsé, qui régulièrement se traduit par des centaines, voire des milliers de victimes, comme des aléas de la politique décidée par Pékin. L’instauration, dans les années 80, d’une stricte politique de contrôle des naissances contraignant les citadins et une partie des paysans à se contenter d’un enfant par famille, a donné lieu à de nombreux excès, notamment des campagnes d’avortements forcés qui ont suscité une vive réprobation à l’étranger. Mais ce qu’on sait moins, c’est que les fortes pénalités appliquées aux contrevenants récidivistes sont à l’origine de nombreux drames dans les campagnes :  suicide des femmes incapables de produire rapidement un héritier mâle, familles ruinées par leur volonté de respecter la tradition.

M. Ling sait de quoi le régime est capable. La naissance de sa troisième fille en 1990 lui a valu la destruction de sa maison par les autorités locales. « Le chef du village est venu et il a tout pris, y compris le lit et les meubles avant de détruire la maison » raconte-t-il sans émotion. Il a alors construit une tente pour loger sa famille, et comme il n’avait plus rien, il a encore fait trois autres tentatives d’avoir un garçon, sans succès. Il a aujourd’hui six filles et s’est acheté un tracteur pour faire du transport et regagner lentement l’argent confisqué.

Aujourd’hui, la situation s’est apaisée, au moins à Huazhang. « On ne peut plus démolir une maison, ni te mettre en prison parce que tu n’as pas respecté la politique de contrôle des naissances » explique son voisin, un homme de 36 ans. Les sanctions financières n’ont en revanche pas disparu, plaçant les couples devant un choix cornélien : payer une amende de 8.000 yuans ou renoncer à avoir un héritier mâle, au risque de se retrouver un jour seuls et sans soutien, puisque dans la tradition chinoise, le fils est tenu de s’occuper de ses parents âgés. Le problème est d’autant plus délicat que les chances de mettre en place un système de retraite dans les campagnes s’éloignent  chaque jour un peu plus avec le développement tous azimuts de l’économie de marché, sans contrepoids sociaux.

Malgré les progrès des dernières années, la vie reste dure dans les campagnes de l’Anhui qui ne survivent souvent que grâce à l’argent envoyé par les migrants. Malgré des salaires de misère, 600 à 700 yuans pour un travail de forçat – 10h par jour, 7 jours sur 7 – ces derniers se considèrent mieux lotis que s’ils travaillaient dans les champs. « La terre, ça ne rapporte rien, les récoltes sont souvent mauvaises et on doit tout de même payer des impôts »  lance le frère de Ling qui a sauté le pas et travaille depuis une demi-douzaine d’années sur les chantiers de la capitale. Sa femme est restée au pays avec leurs deux enfants.

Les contreparties ne sont pas anodines. « La vie est meilleure à Pékin, mais on préférerait ne pas être aussi loin du pays natal » relève-t-il. Les migrants ne retournent chez eux qu’une fois l’an, au moment du Nouvel an chinois (janvier ou février), profitant de la période creuse sur les chantiers. Ils reviennent alors chargés de cadeaux et de biens de consommation, introduisant progressivement des notions de confort, encore inimaginables il y a quelques années.

Mais les progrès sont fragiles. Malgré toutes les réformes tentées depuis 20 ans, le revenu des paysans augmente nettement moins vite que celui des citadins. Au moins autant qu’une succession de mauvaises récoltes, la fin du boom immobilier dans les villes pourrait provoquer une véritable catastrophe, en renvoyant brutalement dans leurs foyers 100 à 150 millions de migrants intoxiqués par le monde moderne. Des projets pilotes sont en cours pour créer de petites industries rurales afin d’occuper les excédents de main d’œuvre, mais les résultats restent encore décevants.

La pauvreté au Shanxi

A 500 km de Pékin, Datong, célèbre pour ses grottes bouddhiques vieilles de 15 siècles,  propulse brutalement le visiteur plus de vingt ans en arrière. Les immeubles poussiéreux, les bus cahotants et les nombreux cyclistes rappellent le Pékin d’après la Révolution Culturelle. Le temps semble s’être arrêté dans cette ville minière en crise, comme dans une bonne partie de la province. Le restaurant de l’hôtel Drapeau rouge ressemble à une cantine, où l’on prend ses repas à heure fixe, et où l’on ne vous propose qu’un seul menu servi sur des plateaux repas en plastique. Les commodités sont spartiates, moquette crasseuse et brûlures de cigarettes sur le dessus de lit, mais le personnel est plutôt attentionné, malgré les salaires de misère accordés – 200 à 300 yuans par mois pour les plus jeunes -. Les deux employées interrogées sont convaincues d’avoir eu de la chance, évitant ainsi le pénible travail des champs.

Sur les plateaux de loess crevassés du Shanxi en effet, plus question d’espérer plusieurs récoltes annuelles. A des altitudes oscillant entre 500 et 1500 mètres, le blé, le sorgho et le millet ont remplacé les rizières…..

      

Tang raconte que le village a de plus en plus d’habitants et de moins en moins de terre, que le revenu par habitant n’y dépasser pas 300 yuans par an, qu’il n’y a pas toujours assez à manger au printemps, que la soudure entre les deux récoltes est  problématique, que les jeunes partent à la ville pour devenir migrants afin d’aider leurs familles. Sa litanie est reprise par ses administrés. « Nous mangeons surtout des pommes de terre et du pain, car les légumes ne poussent pas bien à cause de la sécheresse » explique Tang Yunzhu, une femme d’une trentaine d’années, qui en paraît cinquante, alors que la fumée de son poêle, qui fonctionne à bouse d’âne, enfume toute la maison. Pour cuisiner, elle se contente de quelques ustensiles noircis et patinés par l’âge.

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Commentaires
L
Merci pour ces intéressants témoignages qui illustrent des aspects pas forcéments bien connus ici de la fameuse croissance chinoise!
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