La « Perle de l’Orient », une tour télévision haute de 468 mètres, a fière allure alors que 21 chefs d’état et de gouvernement de la région Asie-Pacifique (APEC) se préparent à converger sur Shanghai en cet automne 2001. Le monument phare de la ville, sorte de vaisseau spatial futuriste, surplombe un grand centre de presse édifié à la hâte pour recevoir des centaines de journalistes, dans le quartier flambant neuf de Pudong qui n’était encore qu’un gigantesque terrain vague, occupé par quelques vieilles usines et des champs de légumes, il y a une dizaine d’années. Tout autour de la « Perle de l’Orient », des gratte-ciels ont poussé comme des champignons, en tête desquels le Jin Mao Building, un immeuble gris d’une audace et d’une beauté à couper le souffle. Avec ses 88 étages, il héberge l’hôtel le plus haut du monde.
Pour accueillir sa première grande réunion internationale, la Chine communiste a mis les petits plats dans les grands. Pas question de laisser le moindre détail au hasard. Deux millions de pots de fleurs ont été placés le long des grandes artères, tandis que les 102 gratte-ciels que compte Pudong resteront illuminés pendant toutes les nuits que durera la réunion.
Le célèbre Bund, avec ses immeubles art déco ou néo-classiques construits au début du 20è siècle, paraît aujourd’hui presque incongru. Comment imaginer que cette ancienne grande artère qui longe la rivière Huangpu, ait pu fasciner autant les Chinois que les Occidentaux, en symbolisant la puissance et le rayonnement de Shanghai dans les années 30 ? Après cinquante ans de communisme, la ville tient enfin sa revanche sur Pékin, la capitale. Oubliées, les années passées à financer le reste du pays, à vivre à l’index pour se dédouaner de sa luxure passée et de ses excès capitalistes.
Dans les années 80, la grande métropole interpellait le visiteur par sa décrépitude. Un peu comme si rien ne s’était produit depuis la fondation de la République Populaire de Chine en 1949. Pour punir les grandes masures coloniales comme les élégants petits cottages d’avoir été construits par les étrangers ou les compradores chinois qui peuplaient autrefois les concessions française et internationale, les nouveaux maîtres de la Chine s’étaient contentés de les laisser se décomposer au fil du temps. Seul l’incontournable Hôtel de la paix, un chef d’œuvre art déco, point de passage obligé des étrangers, ou encore le jardin du mandarin Yu, avec une ravissante maison de thé installé au milieu d’un bassin, pouvaient encore faire illusion et rappeler au visiteur les grandeurs passées de la grande métropole de Chine orientale. Des coolies, ployant sous le poids de leur chargement, traversaient encore à pied le pont de X, situé à une extrémité du Bund, sur une rivière nauséabonde, tandis que les vieux Shanghaiens s’adonnaient, comme ils le font encore aujourd’hui, à leur gymnastique favorite : le tai ji quan, un art martial traditionnel chinois, sorte de « gymnastique de longue vie » qui donne lieu à des exercices lents et harmonieux, rythmés par des respirations profondes. Le succès de cette gymnastique, qui se pratique obligatoirement à l’aube, ne s’est pas démenti depuis, même si tous les autres aspects de leur vie ont connu des bouleversements majeurs.
Alors que le vélo et l’autobus constituaient l’essentiel des moyens de transport dans les années 1980, deux lignes de métro flambant neuves (qui seront bientôt trois) permettent désormais à la population de se déplacer rapidement, tandis que les infrastructures routières ont proliféré : une voie rapide surélevée, avec un tunnel flanqué d’impressionnantes bretelles d’accès pour traverser le fleuve Huangpu, permet désormais de se rendre de Puxi (le Shanghai historique) à Pudong en un temps record. Shanghai rivalise avec Pékin pour le nombre d’hôtels cinq étoiles, qui ont eux aussi poussé comme des champignons, sans que personne ne se préoccupe du taux d’occupation escompté, un peu comme si l’hôtel cinq étoiles constituait désormais un signe indiscutable de la puissance affichée par la Chine.
Le béton, le verre et l’acier sont omni présents, comme dans toutes les grandes villes chinoises qui ont connu des mues tout à fait extraordinaires au cours des dix dernières années. Mais contrairement à ce que s’est passé dans le reste du pays, les autorités shanghaiennes ont invité des architectes étrangers à donner leur avis, voire même à proposer des projets, comme la construction d’un boulevard du Siècle de 5 km de long à Pudong, qui rappelle un peu l’avenue des Champs Elysées, par l’architecte français Jean-Marie Charpentier. Ce dernier est également présent dans le paysage urbain grâce à l’Opéra de Shanghai tandis que son collège Paul Andreu a dessiné le tout nouvel aéroport international de Pudong. Car la ville ambitionne de reconquérir sa gloire passée de capitale de l’Orient et dépasser ses deux principales rivales Hong Kong et Singapour.
Les choses semblent bien parties : un nombre croissant de grandes entreprises étrangères ont décidé d’installer leur siège à Shanghai et non plus à Pékin, drainant une cohorte d’expatriés, mais également une foule de jeunes cadres chinois recrutés à la sortie des universités, avec des salaires à faire pâlir leurs aînés. Le soir, tout ce petit monde se retrouve dans les innombrables endroits branchés de la ville, installés pour la plupart dans quelques bâtiments soigneusement rénovés des anciennes concessions française ou internationale. L’atmosphère n’a rien à envier aux bars ou discothèques de Londres, New York ou Paris, avec des clients qui dépensent pour une boisson plus que ce qu’un paysan de l’intérieur du pays gagne en une année. Le nec plus ultra est l’appartenance à un club privé pour lequel il est courant de dépenser plus 30.000 yuans, soit l ‘équivalent de deux à trois ans de salaire d’un enseignant.
« C’est normal que Shanghai ait été désignée pour accueillir l’APEC, c’est la ville la plus moderne de Chine» susurre Chen, en sirotant une coupe de champagne, confortablement installé au bar du restaurant M sur le Bund, l’un des restaurants les plus branchés de la ville, qui offre l’une des plus belles vues sur Pudong. Le choix de Shanghai marque le couronnement d’un retour en grâce orchestré par deux anciens maires de la ville, Jiang Zemin et Zhu Rongji, qui en ce début de 21è siècle occupent respectivement les postes de président et premier ministre chinois. Ils ont permis à la ville, de devenir l’une des principales vitrines des réformes économiques entreprises par le régime. Le constat est indiscutable : bien qu’elle ne représente qu’1 % pc de la population chinoise, Shanghai assure en 2000 un douzième de la production industrielle, un quart des exportations et un huitième des revenus financiers chinois.
Mais malgré tout le battage médiatique fait autour du sommet de l’APEC, largement relayé par les médias étrangers, les 14 millions de Shanghaïens n’ont pas été conviés aux festivités, bien au contraire. Ils ont été condamnés aux vacances forcées tandis que 60.000 policiers ont investi la ville, interdisant tout accès à Pudong et une partie importante de Puxi pendant toute la durée de la réunion. Un peu plus d’un mois après les attentats du World Trade Center à New York, les autorités chinoises entendent démontrer que l’ordre règne en Chine et que le risque d’un attentat terroriste y est plutôt plus faible qu’ailleurs : le message est parfaitement compris par le président américain George Bush, qui après quelques tergiversations, finit par maintenir son déplacement à Shanghai. Les Chinois jubilent, relevant qu’il s’agit de son premier voyage en dehors des Etats-Unis depuis le 11 septembre tandis que les Américains obtiennent le droit de débarquer avec un très puissant service d’ordre, en dépit des objections généralement émises par les autorités de Pékin, très sourcilleuses pour ce qui est du respect de leur souveraineté territoriale.
Mais dès lors qu’il s’agit des Etats-Unis et donc de la seule grande superpuissance mondiale qui subsiste après l’éclatement de l’URSS, les scrupules chinois disparaissent rapidement. Le président chinois Jiang Zemin reçoit avec empressement son homologue à qui il promet de coopérer étroitement dans la lutte antiterroriste et notamment dans la traque à « l’argent terroriste ». Le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères Zhu Bangzao, un apparatchik méprisant, peu apprécié des journalistes, se félicite de l’amélioration des relations bilatérales.
L’anti-terrorisme a rapproché les deux pays qui, quelques mois plus tôt, étaient au bord de la rupture à la suite de la collision entre un avion espion américain et un chasseur chinois non loin des côtes chinoises. L’incident est en lui-même peu banal : le 1er avril 2001 , un avion de surveillance américain EP-3, doté de radars perfectionnés et conçu pour collecter des informations et intercepter des transmissions radio, percute un chasseur chinois F-8 en plein vol avant d'atterrir en catastrophe sur l'aéroport militaire de Lingshui, sur l’île méridionale chinoise de Hainan. Le pilote chinois est tué sur le coup tandis que le sort des 24 membres d’équipage de l’avion américain, retenus par les autorités chinoises, va tenir le reste du monde en haleine pendant près d’un mois, grâce au matraquage pratiqué par les chaînes de télévision américaines.
La Chine communiste trouve là un prétexte en or pour riposter et accréditer l’idée qu’elle est capable de tenir tête à l’Oncle Sam, avant de remballer progressivement son artillerie rhétorique. Le combat de David contre Goliath dure 11 jours, la Chine exigeant de la Maison Blanche qu’elle présente des excuses formelles au peuple chinois avant de relâcher les membres d’équipage.
Le processus est long et fastidieux, à l’image des relations complexes et tortueuses entre les deux pays. Pékin refuse de se contenter des regrets du secrétaire d’Etat, suivis de ceux du président américain. Un compromis est finalement trouvé pour permettre aux deux parties de sauver la face. Dans une lettre transmise aux autorités chinoises, le président Bush se déclare « vraiment désolé » de la mort du pilote chinois, une formule que les médias chinois présenteront comme des excuses formelles (« daoqian » en chinois), impliquant une reconnaissance de la responsabilité américaine.
Les autorités chinoises conservent en revanche l’appareil qui ne sera restitué que trois mois plus tard, en pièces détachées, embarquées à bord d’un avion-cargo, alors que l’EP-3 pouvait parfaitement reprendre l’air, une nouvelle façon de ridiculiser la grande Amérique.
Mais cette dernière ne lui en tiendra pas rigueur car dès le 11 septembre, elle aura bien d’autres chats à fouetter qu’à se quereller avec la Chine communiste, sous la pression des conservateurs républicains anti-chinois tentés au Congrès de réclamer un net durcissement à l'égard de Pékin. Car l’ennemi a radicalement changé, c’est désormais le terrorisme sous toute ses formes et les mouvements musulmans intégristes en particulier, ce qui n’est pas pour déplaire aux autorités chinoises, confrontées depuis des années à un séparatisme musulman dans le nord-ouest du pays qu’elles ne parviennent pas à juguler.
L’heure n’est donc plus aux récriminations mais aux grandes retrouvailles à Shanghai lorsque les dirigeants chinois et américains posent pour la grande photo de famille de l’APEC en vestes traditionnelles chinoises satinées multicolores. Bush a comme Poutine choisi le bleu, une couleur généralement associée à la stabilité, la sécurité et la puissance, tandis que Jiang arbore une scintillante veste satinée rouge, frappée de cercles stylisant les quatre lettres du logo APEC, entourée d’une pivoine, la fleur nationale chinoise. Car le symbolisme est partout. Le rouge est non seulement la couleur communiste par excellence, elle est aussi synonyme de bonheur et de mariage. Le premier ministre japonais Junichiro Koizumi, d’ordinaire plutôt fringant, flotte dans sa veste verte, lorsqu’il descend de sa voiture sur le perron du musée de la Science et de la Technologie, une gigantesque structure en verre où se déroule la retraite des 20 dirigeants d’Asie-Pacifique. Le seul absent, le représentant de Taiwan, a été récusé par Pékin.
La réunion s’achève sur un gigantesque spectacle pyrotechnique qui embrase la ville, mais avant tout le Bund pendant une vingtaine de minutes. C’est, comme il se doit, un véritable hymne à la gloire de la renaissance chinoise, alternant des symboles chinois classiques avec des tableaux futuristes. Seule ombre au tableau : personne n’a prévenu les centaines de journalistes tant chinois qu’étrangers qui se massent sous la « Perle de l’Orient » pour admirer le spectacle que le feu d’artifice est tiré à quelques dizaines de mètres au dessus d’eux. La surprise est de taille lorsque la tour se met à pétarader dans tous les sens, avant de s’enflammer au milieu d’un nuage de fumée, provoquant un vent de panique parmi les journalistes qui s’enfuient dans tous les sens pour se mettre à l’abri, sous une pluie de résidus incandescents.
Le show a porté ses fruits, en persuadant définitivement le reste du monde que la Chine n’est plus « l’homme malade de l’Asie » et encore moins un pays communiste à l’index du concert des nations. Le massacre des étudiants sur la place Tiananmen en juin 1989, qui a pesé sur la politique étrangère chinoise au début des années 90, n’est désormais plus qu’un lointain souvenir. Le reste du monde est séduit par le luxe et le clinquant des gratte-ciels shanghaiens, comme il est ébloui par le mirage économique chinois, la croissance à 8%, alors que la récession pointe son nez aux Etats-Unis et en Europe, après avoir déjà terrassé le Japon.
La Chine renoue, une fois de plus, avec sa capacité à fasciner l’Occident qu’elle n’a jamais véritablement perdue et qui remonte à Marco Polo. Le dernier grand emballement remonte à l’époque maoïste, avec les pèlerinages d’innombrables intellectuels, trop heureux d’écrire de longs ouvrages sur leurs « découvertes » au pays des Chinois à l’issue de voyages de propagande ne dépassant généralement guère quelques semaines.
L’arrivée, au cours des vingt dernières années, de cohortes d’hommes d’affaires, soucieux de prouver que la Chine est bien l’eldorado espéré par les directions de leurs entreprises qui y investissent en masse, a relancé la machine. Pour le plus grand bonheur des autorités chinoises actuelles, très expertes dans l’utilisation de ce capital de sympathie. Il leur permet d’attirer de nouveaux investisseurs (« comment pouvez-vous ne pas encore être présent en Chine alors que tous vos concurrents y sont ? ») tout en justifiant la pérennité de leur règne auprès de la population chinoise.
Fin 2001, jamais la situation n’a jamais paru plus favorable : après 15 ans d’âpres négociations et de multiples contretemps, la Chine vient d’être admise à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les autorités espèrent que cette adhésion permettra une réforme économique en profondeur du système économique et donnera un nouveau coup de fouet aux régions côtières exportatrices, qui ont déjà largement bénéficié des réformes économiques lancées il y a 20 ans, grâce à un meilleur accès aux marchés étrangers.
Mais le plus grand succès est sans conteste l’organisation des Jeux Olympiques 2008 que Pékin remporte facilement en juillet, devant Toronto et Paris, ses deux principaux concurrents, malgré la condamnation de sa politique en matière de droits de l'homme. Rien n’avait, il est vrai, été laissé au hasard, pour impressionner les représentants du Comité olympique international, qu’il s’agisse de la fermeture des usines polluantes ou encore de la peinture du gazon en vert lors de la visite d’une délégation du CIO quelques mois avant la décision. Pas question pour la Chine de connaître un nouvel échec, comme celui essuyé par Pékin face à Sydney huit ans plus, soit trois ans seulement après Tiananmen.
Mais comme un bonheur ne vient jamais seul, la Chine se qualifie de surcroît pour sa première coupe du monde de football, un exploit célébré par une population en délire. « Du pain et du cirque ». Les citadins chinois n’ont, de l’avis des autorités, guère de raisons de se plaindre. "La victoire de l'équipe nationale (...) offre de la confiance et de l'espoir quant à la renaissance de la nation chinoise", se réjouit le Quotidien du peuple après la qualification de l’équipe chinoise.
Fin 2002, l’euphorie est toujours de mise et tout va bien dans le meilleur des mondes. La Chine s’est dotée d’une nouvelle direction sans bouleversements majeurs. L’incontournable Jiang Zemin a accepté de passer la main à un homme encore largement inconnu, Hu Jintao, dont on sait seulement qu’il avait été désigné par le patriarche défunt Deng Xiaoping, l’homme de l’ouverture de la Chine sur le reste du monde,. Les capitalistes sont désormais les bienvenus au sein du parti communiste. Cette petite révolution qui suscite beaucoup d’encre à l’étranger, passe toutefois largement inaperçue en Chine où la population ne s’intéresse plus, depuis bien longtemps, aux innombrables contorsions idéologiques du régime. Quant au revirement capitaliste, il est d’ores et déjà pleinement entré dans les mœurs, notamment au niveau des entreprises.
Les relations sino-américaines sont au beau fixe, grâce à une visite du président Bush à Pékin en février, suivie en octobre d’une visite retour de Jiang Zemin aux Etats-Unis durant laquelle ce dernier est traité avec les plus grands égards : il est notamment reçu dans le rang du président américain au Texas, un honneur réservé à quelques rares chefs d’Etat jugés totalement acquis aux thèses américaines.
La croissance économique oscille toujours autour aux environs de 8%, tandis que les exportations ont continué à croître à un rythme rapide de plus de 20% l’an dernier en dépit du renforcement de la concurrence étrangère, suite à l’adhésion de Pékin à l’OMC. Les investissements étrangers ont continué à croître à un rythme rapide, de 12 ,5% l’an dernier à 52 milliards de dollars, en dépit du ralentissement économique mondial.
Pour couronner le tout, Shanghai a été choisie en décembre pour organiser l’exposition universelle de 2010, donnant aux autorités chinoises une nouvelle occasion d’exciter la fierté patriotique de la population.